04 Mar Préjudice corporel
L’actualité du préjudice corporel en 2021
La limitation de l’indemnisation des préjudices moraux des enfants à naitre
(Civ.2ème, 11 mars 2021, n°19-17.384)
Il était reconnu à l’enfant simplement conçu depuis l’arrêt du 14 décembre 2017 (Civ, 2ème, 14 décembre 2017, n°16-26.687) un préjudice moral en cas de décès de l’un de ses proches. La décision concernait un enfant à naître qui avait perdu son père suite à un accident de voiture. La question se posait alors de savoir si la décision avait vocation à s’étendre aux frères et sœurs ou encore aux grands-parents.
Dans l’arrêt du 11 mars 2021, c’est, en revanche, un coup d’arrêt qui est porté par le juge du droit à cette possibilité d’être indemnisé pour la disparition d’un proche avant la naissance, la deuxième chambre civile estimant qu’un enfant né plusieurs années après la disparition de sa sœur de 10 ans ne peut, faute d’avoir été conçu avant cette disparition, invoquer de préjudice moral.
La solution se comprend au regard du principe qui fonde, depuis 2017, la réparation des préjudices moraux des enfants à naître. C’est, en effet, en application de la maxime de l’infans conceptus que la jurisprudence accepte désormais de réparer ces préjudices extrapatrimoniaux estimant qu’il est de l’intérêt des enfants simplement conçus d’être considérés comme nés au moment de la disparition d’un de leurs parents. Cette fiction ne peut bien entendu fonctionner que si l’enfant était conçu au moment du décès de ce proche. Elle doit, en revanche, être écartée lorsque la conception de l’enfant est intervenue après la disparition du parent concerné.
Le fondement de cette solution est assez flou car on peine à voir les différences de souffrances entre ces deux situations. Dans les deux cas, c’est l’absence du parent à compter de la naissance qui cause un préjudice à l’enfant. Peu importe la date de disparition du parent, le plus important étant que celle-ci survienne avant la naissance de l’enfant. C’est la réalité des préjudices subis qui devrait conditionner le choix de la réparation, plutôt que perceptions juridiques.
Quelle influence doit jouer l’état antérieur d’une victime sur son indemnisation ?
(Civ. 2e, 8 avril 2021, no 20-10.621)
Depuis de nombreuses années, il y avait une distinction entre les prédispositions pathologiques latentes et les prédispositions pathologiques patentes de la victime.
Si les prédispositions pathologiques de la victime n’étaient pas révélées avant l’accident, celles-ci ne pouvaient pas être prises en compte pour réduire le montant de l’indemnisation en application du principe de réparation intégrale.
Si les prédispositions pathologiques de la victime étaient connues avant l’accident, celles-ci pourraient venir minorer le montant de la réparation.
En revanche, la transformation radicale d’un état antérieur patent ouvre de nouveaux droits à une indemnisation intégrale.
La situation du borgne devenu aveugle est souvent invoquée pour illustrer cette exception qui trouve aujourd’hui d’autres domaines d’application. Il en est ainsi de cet accidenté de la route devenu totalement invalide et qui, bien qu’affecté par une incapacité antérieure, s’est vu dans l’impossibilité de poursuivre une activité professionnelle et de mener une vie qualifiée jusqu’alors de normale par l’expertise (Civ. 2e, 19 juillet 1966).
L’arrêt rendu par la deuxième chambre civile le 8 avril 2021 s’inscrit dans la lignée de ces solutions.
Une salariée souffrait d’une rupture de la coiffe des rotateurs de l’épaule prise en charge dans le cadre d’une maladie professionnelle. Elle est ensuite victime d’un accident du travail qui aggrave sa pathologie.
Dans la mesure où cette aggravation ne peut pas être rattachée à une incapacité antérieure de la victime, la Cour de cassation estime qu’il est justifié de l’indemniser intégralement au titre de l’accident du travail.
Ici pourtant un doute existait sur l’évolution possible de la pathologie originelle de la victime qui aurait pu entrainer une incapacité. Ce doute est ici ignoré par la Haute juridiction au profit de la victime dès lors que les séquelles relevant de la maladie professionnelle de celles liées à l’accident du travail ne peuvent être dissociées.
La dévalorisation sociale
(Civ. 2e, 6 mai 2021, no 19-23.173 et no 20-16.428)
La deuxième chambre civile de la Cour de cassation accepte le 6 mai 2021 d’indemniser, à titre autonome, la dévalorisation sociale subie par la victime directe en raison de son exclusion permanente du monde du travail. La Cour reconnaît l’existence de la part extra patrimoniale de l’incidence professionnelle.
Les juges ont fini par prendre en considération la dimension sociale apportée par le travail et à quel point il était vecteur d’épanouissement individuel.
En l’espèce, la victime d’un accident ferroviaire a subi un traumatisme crânien important, laissant persister un déficit fonctionnel permanent évalué par les experts à 90 %. Elle est donc dans l’impossibilité absolue de reprendre une activité professionnelle. Sa tutrice forme un pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu par la cour d’appel de Limoges le 26 septembre 2019. Elle reproche aux magistrats d’avoir exclu la réparation de tout préjudice lié à l’incidence professionnelle. Elle précise que la victime, par l’effet de l’accident, a subi une perte de son « identité sociale » au-delà, et en sus, de la perte financière.
La deuxième chambre civile de la Cour de cassation, indique alors que les juges auraient dû rechercher « si n’était pas caractérisée l’existence d’un préjudice résultant de la dévalorisation sociale ressentie par la victime du fait de son exclusion définitive du monde du travail, indemnisable au titre de l’incidence professionnelle », et ce indépendamment des pertes de gains purement économiques.
L’incidence professionnelle est répertoriée selon la nomenclature Dintilhac parmi les postes de préjudices patrimoniaux. Ce poste de préjudice compte aujourd’hui six sous-catégories différentes.
L’indemnisation des frais de reclassement professionnel, la perte de droits à la retraite et la réparation de perte de chance professionnelle possèdent une dimension économique. Pour autant, la perte d’épanouissement au travail, l’augmentation de la pénibilité de l’emploi, ou encore la dévalorisation sur le marché du travail ne possèdent aucune incidence financière.
La décision de la Cour de cassation reconnait qu’une victime de dommage puisse se prévaloir devant les juges d’un désœuvrement social provoqué par la privation d’une activité professionnelle. Cette solution intervient après la crise sanitaire et l’impossibilité de sociabiliser par le travail mettant ainsi en avant son importance. (Jean-Baptiste Prévost, « L’incidence professionnelle : la reconnaissance de la fonction symbolique et sociale du travail », Gaz pal., 2021, n°32, p. 79)
La dévalorisation sociale est retenue clairement par la Cour de cassation comme une composante de l’incidence professionnelle qui se distingue des pertes de gains professionnels futurs qui seraient déjà indemnisés par une rente viagère. Le cumul est possible sans conduire à une double indemnisation.
Ainsi, la Cour de cassation satisfait l’obligation de réparation intégrale en indemnisation les conséquences économiques de l’accident et l’indemnisation du désœuvrement social.
La réparation des préjudices par ricochet
(Civ. 1re, 30 juin 2021, no 19-22.787)
- Le préjudice sexuel
La Cour de cassation considère que le préjudice sexuel une fois constaté doit être par ricochet indemnisé pour les conjoints victimes eux aussi, de ce poste de préjudice. Il s’agit de l’application du principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime. Elle est traditionnellement indemnisée par le biais des préjudices extra patrimoniaux exceptionnels. Ce qui implique que le préjudice sexuel ne possède pas de poste d’indemnisation qui soit autonome.
La Cour de cassation indique également qu’en cas de décès « les conséquences personnelles éprouvées par la victime indirecte, à la suite du décès de son conjoint, telles que la privation de relations sexuelles avec lui, sont indemnisées au titre du préjudice d’affection ». En cas de survie, les juges considèrent qu’il s’agit d’un préjudice extra patrimonial exceptionnel et en cas de décès d’une indemnisation au titre du préjudice d’affection.
Cependant dans le cas d’une indemnisation au titre de la solidarité nationale d’un accident médical non-fautif, les préjudices de la victime indirecte éprouvés du vivant de la victime directe n’ouvrent pas droit à réparation.
En conclusion, la réparation accordée par la Cour de cassation aux victimes par ricochet de préjudice sexuel est mitigée et gagnerait à obtenir un poste de préjudice qui soit indépendant.
- La perte d’assistance du conjoint décédé
La cour d’appel de Paris à condamner au titre de son préjudice économique l’ONIAM à indemniser l’époux d’une victime décédée des années après avoir subi une opération cardiaque au cours de laquelle sont survenues des complications provoquant un taux d’incapacité permanente de 90 %. Le préjudice économique résultait alors de la privation de l’assistance fournie par son épouse dans les actes de la vie quotidienne qu’il était incapable d’effectuer lui-même.
La cour en a déduit que la perte de cette assistance suite au décès de celle-ci, constituait un préjudice économique indemnisable au titre de la solidarité nationale et à alloué pour l’avenir une rente trimestrielle viagère à l’époux de la victime directe.
A l’avenir il serait pertinent que les dépenses liées à l’assistance constituent une indemnisation à part entière. Ainsi que l’expliquent certains auteurs, il est important qu’une évaluation précise et adaptée soit effectuée « pour chiffrer le préjudice économique permettant de compenser la perte d’industrie du défunt dont les services familiaux peuvent parfois représenter une valeur non-négligeable » (M. Le Roy, J-D. Le Roy, et F. Bibal, L’évaluation du préjudice corporel, LexisNexis, Coll. Droit&professionnels, 21e éd., 2018)
CF Revue sur l’actualité juridique du préjudice corporel